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Premières Rencontres de l'Isoc Wallonie, Namur, 17 juin 2000

Le monde associatif et les enjeux de l'Internet :
bilan de quatre ans d'expériences

Bruno Oudet
Professeur à l'Université Joseph-Fourier
Membre fondateur et président d'honneur de l'Isoc-France
 
Bruno.Oudet@imag.fr - http://www.imag.fr/internet/ - http://www.isoc.asso.fr/

 

Certains rêvent d'un monde d'intelligences et de savoirs distribués et partagés. Une association, l'Internet Society, y jouerait le rôle de catalyseur pour le domaine des technologies et usages de l'Internet. C'est dans cet esprit qu'une trentaine de membres de l'ISOC ont créé en mars 1996 l'ISOC-France, le chapitre français de l'ISOC.

Quatre ans plus tard qu'en est-il? On est forcé de mettre en parallèle la rapidité de la croissance de l'Internet en France et dans le monde, et la relative stagnation de l'ISOC et de ses chapitres. Ces dernières années, les chapitres se sont multipliés. Mais aucune véritable dynamique de travail en réseau des chapitres n'a vu le jour. Chacun a tendance à vivoter dans son coin, à l'exception des rares qui jouent un rôle opérationnel: le chapitre israélien qui gère les noms de domaine, le chapitre néerlandais qui joue un rôle de veille technologique et d'agence de l'Internet…

Avons-nous été mauvais, OU bien ne vivons-nous pas les dures réalités de la vie, celles d'un monde marqué par l'individualisme auquel s'ajoutent les contraintes des habitudes évoluant moins vite que la technologie? La réponse est sans doute les "deux mon capitaine".

Dans cette note après avoir rappelé quelques succès, nous pointons plusieurs erreurs. Enfin nous essayons d'apporter des éléments de réflexions à ceux qui veulent y croire encore.

 

1. Trois succès

1.1 Autrans 1997 (janvier)

Deux mois après la création de l'association, l'idée est venue d'organiser "un événement" marquant. Nous n'avions à l'époque pour seule ressource une subvention de 8000 Euros de la Délégation Générale à la Langue Française. Celle-ci a toujours apprécié notre effort d'ouvrir un espace en français au sein d'une association mondiale où l'anglais était encore la seule langue reconnue. Ces faibles ressources nous ont en quelque sorte contraint à l'innovation.

On connaissait le modèle INET (Inet 96 à Montréal a été sans doute le pic de la série des Inet), mais aussi Davos. On allait donc inventer le "l'anti-Davos" les rencontres citoyennes de l'Internet. En raison des contraintes financières, il ne pouvait se développer que dans une station familiale qui ne nous imposerait aucun paiement d'avance. Nous avons retenu une configuration d'évènement avec un seuil de rentabilité très faible (100 participants), et un prix modique (prix coûtant pour l'hébergement, navettes, locations de salle).

L'autre aspect innovant a été l'option d'ouverture à d'autres associations et mouvements. L'ISOC-France était certes l'organisateur, mais d'autres se joignaient à elle: l'AFTEL, le GESTE, Admiroutes … Cette réunion de plusieurs associations à Autrans, avec l'Isoc-France comme médiateur/facilitateur, a été l'une des clés du succès de la première édition. Elle l'est restée pour les éditions suivantes, mais à chaque fois avec un combat à mener, car la tendance naturelle est toujours de mettre en avant une organisation –l'Isoc-France– comme seul organisateur des journées.

 

Pour être complet, il ne faut pas oublier de mentionner d'autres ingrédients qui ont contribué au succès de la première édition: la venue d'un membre du gouvernement (Margie Sudre secrétaire d'Etat pour la francophonie), la présence de deux personnalités internationales du monde de l'Internet (Fred Baker le coordinateur de l'IETF, Don Heath le patron de l'Isoc) et une vidéo avec Vinton Cerf.

 

1.2 Le premier Forum conduit en France dans le cadre d'un rapport gouvernemental

François Fillon alors ministre délégué en charge du dossier de l'Internet, confie en 1996 à Isabelle Falque-Pierrotin (IFP) du Conseil d'Etat, une première mission d'étude sur l'Internet. Celle-ci effectue plusieurs voyages à l'étranger et rencontre la direction de l'ISOC à Washington. Elle fait le lien avec le chapitre français de l'ISOC et demande à celui-ci d'organiser un débat sur l'Internet sur le thème d'un code de bonne conduite. Elle formule cette demande officielle un peu à la surprise générale (plusieurs de ses interlocuteurs habituels découvriront l'ISOC à cette occasion) et à la suite d'une autorisation sans enthousiasme du directeur du cabinet du ministre qui n'y croit guère.

Ce forum fut interrompu prématurément par le dépôt d'un amendement rendant caduque le débatde alors que la mission Falque-Pierrotin n'a pas rendu ses conclusions… Il a été cependant considéré par IFP (et les participants) comme un grand succès: ainsi, en cinq jours étaient obtenues des contributions de qualité équivalentes à celles acquises en plus d'un mois de visites et de rencontres.

Quels ont été les facteurs de réussite du forum? On citera pêle-mêle: une implication directe de IFP et de son équipe qui proposent un ordre du jour et interviennent, un meneur de jeu à temps plein, l'intervention pour lancer le débat d'une personnalité connue du monde de l'université et de la recherche, un journaliste rédigeant chaque matin un billet d'humeur, l'utilisation d'une liste de diffusion avec sauvegarde des contributions sur le web.

On ne peut tirer parti du réseau que si l'on s'organise, si l'on s'investit lourdement dans l'organisation, l'animation. Et les gains sont alors importants: plus de démocratie (sont entendues des personnes qui n'auraient jamais été interviewées dans le cadre de la mission), moins de langue de bois, plus de rapidité et d'efficacité.

 

1.3 La liste "Vie publique"

Presque un an plus tard (1997) François Fillon confie à Antoine Beaussant (AB), à la suite du rejet par le conseil constitutionnel de son amendement Fillon une nouvelle mission d'étude. Cette fois-ci, elle n'est plus confiée à un haut fonctionnaire mais à un "vrai professionnel" qui a fait ses armes dans le Minitel. AB remet ses conclusions mais déclenche un tollé de la part des associations; le ministre demande alors qu'un débat soit organisé sur l'Internet et pourquoi pas par l'Isoc-France? Mais l'autre association, l'AUI ne l'entend pas de cette oreille: pourquoi pas par nous?

Nous y sommes: à cette époque les associations se déchirent sur l'Internet avec une violence d'autant plus forte que les coups (grâce aux messages électroniques) partent plus vite et sont largement relayés à l'extérieur. Tout le monde est perdant mais qu'importe: les associations de bénévoles y laissent leur crédibilité au profit d'un monde mieux organisé, celui des professionnels représenté dans ce cas par l'AFA! En conséquence, deux débats ont été organisés en parallèle sur le même sujet.

On voit encore aujourd'hui les séquelles de ces querelles. Le milieu associatif de l'Internet non professionnel est plutôt absent des débats sur la corégulation. Lorsque l'on parle de corégulation, on associe d'abord les professionnels à l'Etat, et beaucoup moins les associations "non professionnelles" .

Mais où est alors le succès? Il est dans la liste "Vie publique" animée par Hervé le Crosnier, un des spécialistes francophones du développement des échanges en ligne: on lui doit "biblio.fr", extraordinaire de qualité et de longévité. C'est en fait à Hervé qu'est revenu la tâche d'animer le débat conduit par l'Isoc. Il l'a fait sur la liste "Vie publique" et son audience a de loin dépassé celle de la liste concurrente où les échanges fusaient sans contrôle, inondaient les boîtes aux lettres, et où l'on n'hésitait pas à infliger des coups "bas" aux contradicteurs. La passion non canalisée sur le net nuit au débat démocratique. Celui-ci s'appauvrit et décourage.

Le succès, on le trouve aussi dans les conclusions: la charte de l'Internet et son organisme chargé de la faire respecter avait vécu. Elle était remplacée par des discussions plus de l'ordre de la Netiquette soutenue par les travaux d'un observatoire (l'OUI, l'observatoire des usages de l'Internet) d'un réseau qui faisait ses premiers pas.

 

2. Les difficultés

2.1 Les conflits sur l'Internet

La mise en place de l'Observatoire des Usages de l'Internet (OUI) donne bien exemple. Il a été d'abord lancé dans un cadre conflictuel. L'observatoire a été mis en avant par l'Isoc-France. Il était de ce fait mal parti car considéré comme un produit de cette association. L'effet de tir de barrage sur l'Internet entre associations doit être ici à nouveau souligné (on devait vivre un autre exemple quelques années plus tard avec les conflits au sein de l'AFI, l'association de la fête de l'Internet).

Il importe de relever que sur l'Internet, les conflits se développent sans garde-fou. Les réactions de l'interlocuteur direct sont invisibles. Celles des interlocuteurs "invisibles" (ceux qui reçoivent les messages en copie) le sont encore moins! On pourrait écrire des livres d'anecdotes relatant ces crises. Le conseil d'un ancien combattant du net est bien de mettre d'autant plus d'énergie pour résoudre une crise qu'est grand le produit vitesse d'échange multiplié par le nombre d'interlocuteurs.

 

2.2 Le décalage entre les objectifs et les ressources investies

Une autre raison des difficultés de l'OUI tient au décalage entre les objectifs et les ressources investies. Dans le monde réel, on se fixe des objectifs et on dégage des moyens pour les obtenir, ou bien on y renonce et on ferme. Sur l'Internet on essaie en espérant que grâce à la bonne volonté des uns et des autres, les objectifs ambitieux seront atteints à moindre frais. Et on ferme rarement.

Ce décalage entre les objectifs et les moyens est sans doute un reste du "temps des cathédrales", celui des pionniers de l'Internet . A l'époque, la diffusion du savoir du réseau se faisait par partages d'expériences, des réponses aux questions posées. Ceci prenait la forme des newsgroup sous Unix ou de BBS sur les PC. Aujourd'hui, les newsgroup, les forums existent toujours, mais les animateurs de "newsgroup" à succès (on les reconnaît au nombre record de visites) sont vite poussés vers les startups.

 

2.3 L'ignorance des habitudes du monde réel

L'Isoc-France a été sans doute la première association qui a déposé des statuts expliquant la possibilité d'utiliser les moyens électroniques pour toute réunion et tout vote. C'est ainsi que le recrutement des membres fondateurs, l'élaboration des statuts, la première assemblée générale et l'élection du CA se sont tous faits par voie électronique. La première réunion physique a eu lieu pour l'élection du bureau pour respecter la contrainte imposée par la loi d'apposer des signatures manuscrites sur plusieurs documents. A posteriori on se félicite de cette contrainte.

 

Le déroulement de la vie associative s'est déroulé globalement de façon harmonieuse les deux premières années. L'expérience a montré cependant les limites du CA "physique", qui ne peut assumer d'activité "virtuelle" 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Chacun est informé de tout, dit son mot sur tout et tout le temps. Il y a une dilution des tâches et finalement une productivité plus faible. Il nous a été par exemple plus difficile de sortir des communiqués de presse. Les tâches sont souvent revenues au président qui n'avait plus le temps de "lever la tête du guidon", pour prendre du recul.

L'erreur a été sans doute de trop ignorer les habitudes de fonctionnement normales d'une association. Si dans le monde réel, un calendrier est prévu pour les réunions du CA et les assemblées générales, ce n'est pas pour rien. L'ignorer, c'est laisser s'emballer le système associatif, et c'est nuisible à la productivité et la transparence.

On a retrouvé d'ailleurs plusieurs fois en quatre ans cet effet destructeur des conflits sur l'Internet. Deux personnes dans un CA électronique peuvent en perturber le fonctionnement même si elles sont très largement minoritaires. Une vie associative sur le net prend vite l'aspect d'une vie en communauté. Il faut en tenir compte et pourquoi pas prévoir des "communautés à l'essai".

De fait, il paraît important de bien respecter un équilibre entre le virtuel et le réel. Il faut reproduire au mieux sur le net les procédures que l'on suit habituellement dans le réel: pas de CA permanent, mais un CA convoqué, avec un ordre du jour, un compte rendu. Il faut se garder de vivre en vase clos entre membres du CA, en n'informant pas les autres membres de l'association. Ces derniers aussi ont des attentes, des souhaits, et veulent tirer avantage de la communication en réseau.

 

3. Questions pour l'avenir

Nous faut-il une association "de masse" pour influer sur un système de communication de masse?

Je n'ai pas la réponse. J'aurai tendance à répondre par l'affirmative. Mais alors sur quel modèle: L'ATTAC? Les internautes mécontents? L'ICANN@large? Les deux premiers ont une cause à défendre? Quelle est celle de l'Internet Society? L'Internet pour tous? Un slogan à mon avis trop général pour vraiment mobiliser les foules.

 

Comment combiner la tenue des débats dans notre langue et la participation à des forums internationaux en anglais?

En suivant les dialogues sur les listes internationales, on à tendance à dire très approximativement que 5% des personnes qui écrivent produisent 95% des messages, et parmi ces personnes, il est très rare de trouver des participants dont la langue naturelle n'est pas l'anglais. Il nous faut donc apprendre à dialoguer en parallèle dans notre langue et en nous synchronisant avec les discussions communes en anglais. Tout ceci passe par un énorme travail de synthèse, de suivi de l'enchaînement des discussions. Le modèle de traduction simultanée dans des réunions internationales est à réinventer pour les réunions en ligne.

 

Peut-on retrouver l'ambiance des newsgroup, des FAQ, sinon comment les remplacer?

Les ONG se sont multipliées dans le monde, leur personnel reçoit le plus souvent des compensations pour le travail fait. Pourquoi en serait-il différent sur l'Internet?

 

Comment encourager le travail en réseau et comment l'organiser?

Les associations gardent jalousement leur indépendance, leur créneau. Il n'est pas facile de les pousser à travailler ensemble.

 

Comment mettre l'associatif au même niveau que le professionnel?

A l'échelle européenne, on observe par exemple un contraste entre les efforts fournis par l'ancien commissaire Bangemann pour promouvoir le Global Business dialogue et ceux très limités pour encourager un Global Citizen dialogue.

 

Page mise à jour le lundi 03 juillet 2000